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Avec la conscience qu’elle ne peut poursuivre sur le chemin des Vivants, elle prend la décision de le quitter.
Sarah Trouche
Sarah Trouche observe avec attention ce qui l’entoure, fait avec et à travers l’autre. Pour elle, l’artiste est transgressif, permissif détourné, détournant. Ses œuvres contextuelles naissent des récits qu’elle récolte auprès de personnes rencontrées dans des lieux de convivialité.
En passant d’une œuvre à une autre, d’un lieu à un autre, nous découvrons un monde de tous les possibles, entre une terre inerte et celle d’une végétation luxuriante. Rurart devient le miroir de deux territoires situés au nord et au sud, l’île de Svalbard en Arctique et un village flottant au Bénin.
Cette exposition devient le lieu de décentrement en nous invitant à appréhender les interactions entre les Vivants sous la voûte étoilée et à nous relier aux paysages, végétaux, animaux…
Nous sommes ainsi incités à nous refléter, à nous interroger sur ce que nous laissons en passant et en posant nos pieds lors de nos déplacements.
Par la performance, la photographie, le film, l’installation, l’exposition personnelle de Sarah Trouche nous convie à un voyage immersif sur une nouvelle île refuge rhizomatique.
Pauline Lisowski
Sarah Trouche présente son exposition Avec la conscience qu’elle ne peut poursuivre sur le chemin des Vivants, elle prend la décision de le quitter
Entretien avec Sarah Trouche par Pauline Lisowski
Pauline Lisowski : De quelle manière conçois-tu ta place d’artiste femme dans un contexte de crise écologique ?
Sarah Trouche : À partir du moment où on vit ensemble à notre époque, on ne peut faire autrement que d’être concerné par l’écologie. Être artiste selon moi c’est faire avec l’autre et à travers l’autre. Je crois qu’on est le dernier garde-fou. L’artiste est transgressif, permissif, détourné, détournant. Nous sommes indépendants. Nous avons une grande responsabilité envers ce que nous montrons. Je mets en lumière les anomalies sociologiques et politiques, l’environnement, l’écologie, la question du Vivant. J’aime révéler les angles morts, les choses qu’on ne voit pas forcément. Je me pose la question de ma responsabilité et il m’est urgent de constater, de voir.
PL : Les territoires où tu interviens sont très éloignés de ton environnement de travail. Quelles sont les origines de tes choix ?
ST : J’ai toujours beaucoup voyagé et travaillé là où je me situe. Je me souviens lorsque j’étais dans le désert marocain et me posais la question : Où suis-je située ? Je me suis retrouvé face à un berbère qui m’a confié, « Tu es là où tes pieds sont situés ». J’ai envie de garder cela en tête. On est là où nos pieds sont situés. J’ai envie d’associer cette phrase à cette phrase de Feldwin Sarr : « Nous ne sommes que des passants ». Ces deux phrases nous mettent forcément dans l’action. Je me situe quelque part et je passe.
Je n’aurai jamais imaginé aller en Arctique. En Suède, j’ai rencontré quelqu’un de l’île de Svalbard qui m’a parlé de cette île, touché par mon travail, il m’a demandé de venir en parler. Je me rappelle d’une rencontre à New York où une femme kazak a débarqué en disant pourquoi tu n’as jamais rien fait au Kazakhstan et j’y suis allée. Parce que je ne dis pas non, je rencontre encore plus de monde. Je travaille avec les institutions également. Je me souviens de la personne de l’institution de Tetovo, en Macédoine, qui n’arrivait pas à faire venir du monde. Tetovo est une ville qui a un profil très controversé avec une mafia très présente. C’est dur d’aller là-bas, or j’y ai fait des projets extraordinaires…
J’ai été marquée autant en vivant deux mois dans la jungle amazonienne avec une communauté indigène qu’au Kazakhstan au plein milieu de la mer d’Aral qu’au Bénin… Pour moi, ces lieux sont associés. Il y a beaucoup d’allers-retours, d’échanges. Tout est aussi mis en réseau.
PL : Comment t’impliques-tu en tant qu’artiste dans les territoires où tu te situes pendant un moment ?
ST : Je revendique la possibilité d’accepter l’autre d’où il vient. J’ai envie de mettre sur un terrain d’égalité, d’horizontalité, les gens que je rencontre. J’aime l’idée du rhizome, qui n’en finit plus. Cela se nourrit, se connecte. Je pose un regard sur l’autre sans que celui-ci soit prédéterminé et je tente d’être la plus éponge possible. Je combats les idées qui ne seront pas forcément justes une fois sur place. Je déconstruis les premières envies, les enlève. Les rencontres font que ce que je raconte là-bas sera au plus juste. Pour les personnes avec lesquelles j’échange, tout fera sens. L’œuvre sera contextualisée et ils sauront que cela passe par eux.
PL : De quelle façon tes voyages te nourrissent-ils et t’amènent-ils à tisser des liens du local au global, d’une histoire qu’on te raconte à une problématique d’un territoire ?
ST : Chaque territoire est associé. Il y a beaucoup d’échanges entre les territoires. Tout est mis en réseau, en famille. Je rencontre beaucoup de gens, dans les bistrots, car c’est un lieu de rencontres, où des moments de convivialité et de partage s’instaurent. J’écoute et comme à l’étranger tu es l’Autre et que tu t’intéresses à Eux, la conversation est lancée. On partage, on échange, on découvre, on questionne ensemble. Je cherche plutôt la poésie. Je veux mettre en lumière les gens. Quand je prends le temps de m’asseoir et d’être avec les gens, je tire quelque chose et cela m’amène ailleurs. Je prends tous les points de vue, je ne m’arrête pas à un seul. Je travaille beaucoup avec les femmes et m’intéresse à ce qu’elles me confient. J’aime bien l’idée du ricochet, car quand je choisis quelque chose cela peut faire naître d’autres idées par rebonds. L’exposition à Rurart sera pensée comme cela. Je privilégie un déplacement du regard du spectateur, le reflet de soi.
PL : Comment considères-tu la performance ?
ST : Pour moi, la performance est le Vivant et la vie en soi. Je n’ai pas de médium, je vais là où je rencontre.
Mon corps est une page blanche qui permet aux personnes que j’écoute de faire quelque chose. Depuis peu, d’autres performeurs interagissent avec moi. La performance est rhizomatique, elle rassemble, désassemble, cela dépend de l’autre, du contexte. Je veux parler du Vivant à partir du prisme de la performance. J’aimerais me dire que l’homo sapiens n’est plus au centre de l’histoire.
J’ai fait des performances que je n’ai pas toujours documentées par la photos, car elles ne sont pas forcément liées aux expositions. La toute première performance s’appelait First, lors de celle-ci, j’ai sauté d’un pont face à Notre Dame. Des touristes ont pris des photos et des personnes ont réussi à les collecter.
Les photos témoignent de la véracité des gestes. J’ai vécu une semaine dans une communauté berbère peinte en bleue. Pendant un moment, les habitants m’ont demandée «quand est-ce que tu fais quelque chose pour nous ?»… On a commencé à réflèchir ensemble avec la communauté. Nous nous sommes interrogés sur la possibilité de construire, une religion et une civilisation érrigée sur du sable. La réponse fut «parce que cela tient et parce qu’on y croit». Une trace de fraternité s’est alors révélée. Un homme a été mon complice de beaucoup de choses…. Il est venu spontanément participer à la construction de la performance… On était en horizontalité, en égalité avec et grâce à nos différences. Or, la photographie n’a pas pu être montrée à la biennale de Marrakech, elle a été censurée car elle montrait le rapport entre un berbère et une femme nue bleue.
PL : Tu impliques ton corps dans différents contextes. De quelle manière t’adresses-tu aux spectateurs et comment ?
ST : Il est bien question d’une adresse. On peut parler de transgression, de transcendance, de dépassement, de dédoublement de l’autre. Le spectateur peut se refléter au travers de mon travail. Je l’emmène ailleurs. Au départ, l’autre était l’humain. Cela a énormément changé avec la pièce Aral revival avec l’autre comme la ruine, le paysage, les poissons morts… J’ai pris conscience du territoire complet. Je m’intéresse récemment aux mousses et aux végétaux. à Svalbard se trouve la réserve mondiale de semences, lieu-refuge de conservation de la biodiversité mondiale. Aller à l’autre, c’est aussi aller à l’aventure…
PL : Tu t’impliques au sein de la compagne Cie Winterstory in the wild jungle. Cet investissement te nourrit de rencontres stimulantes et te permet d’ancrer ta pratique artistique en relation avec des artistes et des habitants. Comment ce projet enrichit-il ton travail artistique et t’amène-t-il à réfléchir à la place de l’art dans différents territoires ?
ST : La compagnie me permet d’être au plus proche et ancrée en France entre 60 et 90 km des grandes villes, dans cette zone un peu blanche où on est à la fois trop loin et trop près. J’ai la volonté de répondre à un manque, à une faille. On avance, on fait évoluer les choses. On construit. On ne jette rien. Je vais voir les rebuts, les restes, les agglomérats qu’on peut trouver et ensemble on fait du ciment avec, un ensemble qui tient. Je fais travailler 80 personnes par an, à peu près. Mon association me permet de faire participer plein d’autres artistes. Je tends également à inscrire une dimension sociale à ma pratique. Mon travail artistique personnel est lui plus intime même s’il peut déborder car j’interviens dans l’espace public.
PL : Dans ta performance « Attrape-lune » réalisée récemment à ArtParis, la lune est symbole d’énergie et de lumière. Tu proposes de nous relier ensemble à chaque coin du monde pour comprendre ce qui nous relie au Vivant. De quelle manière la lune est-elle l’élément vecteur d’imaginaire mais aussi d’un ailleurs nous permettant de nous rassembler ?
ST : La lune a aussi fait peur. La lune est symbole de changement, de transformation. Elle est surtout la lumière qui brille la plus stable dans l’obscurité. Elle est donc porteuse d’espoir.
La lune et d’autres éléments de l’ordre du Vivant sont des symboles qui me permettent de convoquer cette horizontalité entre les territoires, les personnes… Le jour du vernissage et du finissage, ce sera le jour du Bô dans le calendrier lunaire Fêzan, un jour du bon ou du mauvais sort pour les Béninois. Je me sens guidée par cette lune, qu’on partage tous. Le symbole m’aide beaucoup dans mon travail artistique. J’essaie de trouver le symbole qui parle à tous. J’utilise ce que je trouve pour faire passer mon message.
PL : De quelle manière envisages-tu tes prochains voyages ?
ST : Je pars en voyage pour découvrir la réserve mondiale de graines à Svalbard, un archipel de la Norvège situé dans l’océan Arctique, entre le Groenland à l’ouest, l’archipel François-Joseph à l’est et l’Europe continentale au sud, un territoire très difficile d’accès. Il faut faire un effort pour aller là-bas.
Au Bénin, je vais aller dans le village de Ganvié construit uniquement sur l’eau. Cela fait quatre ans que je me déplace dans ce pays. Ces lieux m’amènent à l’idée du radeau, qui peut être aussi le radeau de sauvetage.
PL : Comment les différentes expériences lors de tes voyages te nourrissent-elles et t’amènent à dessiner un nouveau monde possible ?
ST : J’accueille tout avec plaisir. Quand je vois le monde, je pense aux gens qui y sont. Je pense le monde par les rencontres et par les femmes que j’ai pu rencontrer. Je pourrai restituer une carte sensible. La question de l’oralité est aussi très prégnante dans mon travail. Tout est à chaque fois récit, comme un journal de bord.
PL : Comment ton travail va-t-il faire écho à la particularité du centre d’art ?
ST : Rurart est un lieu qui m’appelle. Il est comme une île où vivre en autarcie. Il a son propre écosystème, son apprentissage. Au lycée agricole dans lequel est situé Rurart, on apprend à cultiver les graines. Le décloisonnement entre les pratiques artistiques et le monde agricole entrent en connexion avec ma pratique artistique. Le temps du manque d’évidence m’intéresse également.
PL : Quelles sont tes premières pistes de travail pour cette exposition ?
ST : Comment dans l’exposition, arriver à parler du Vivant à partir du prisme de la performance ? Comment dire que l’homo sapiens n’est pas au centre de l’histoire ? Telles sont les questions qui me préoccupent en préparant cette exposition.
L’exposition sera conçue comme une île refuge avec son propre écosystème, un milieu de tous les possibles. Il s’agira de proposer un voyage ou un rite initiatique. Un jeu de miroirs où l’opposition nord / sud disparait afin que les territoires soient rassemblés. Les visiteurs ne sauront plus où ils sont et pourront voyager dans ce lieu insulaire. L’exposition traitera du Vivant par le biais de l’astre, du végétal, de l’animal, qui s’interconnectent. Il y aura des souvenirs, des projections, de l’inconnu. Je m’intéresse d’ailleurs tout autant au processus d’exposition qu’à l’objet fini.
Crédit photo : Romain Darnaud