Sans mémoire
Une exposition d’Edi Dubien
Texte critique par Matthieu Lelièvre, historien de l’art et commissaire d’exposition.
En intitulant cette exposition Sans mémoire, Edi Dubien souhaite s’arrêter sur la menace que représente l’oubli. À mesure que nous sommes construits par nos parcours et par nos expériences, être sans mémoire, c’est se perdre soi-même… Cette question de la mémoire a toujours été présente dans son travail et s’exprime à la fois dans les formes qui semblent surgir du passé, mais aussi dans les recoupements, les transpositions, les variations des motifs qui semblent sillonner les méandres de sa propre mémoire, et rejouer certains moments clés d’une histoire à la fois individuelle et collective. En effet, juxtaposer des objets qui émergent de l’enfance, des souvenirs du passé, sont autant de façons de convoquer la mémoire pour la déconstruire, qu’il s’agisse de la sienne ou encore de la nôtre. Avec des dessins et des installations qui revisitent une enfance parfois difficile soulagée par la puissance du rêve, il nous invite à repenser l’enfant que nous étions, et avec qui il peut être encore temps de se réconcilier. La personnalité étant un principe qui se transforme avec le temps, et qui caractérise l’individu à travers sa propre histoire, prendre conscience de ce qui nous a construit est un enjeu essentiel. Se souvenir pour se connaître, se connaître pour devenir, se construire pour ne pas juste vivre, mais exister.
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C’est pourquoi les œuvres d’Edi Dubien telles que les Tipis brûlés sont particulièrement imprégnées de cette symbolique de la mémoire. Ces architectures éphémères, symboles de l’enfance et des jeux, sont en réalité des abris qui, créés dans la forêt comme les maisons dans les arbres, sont pour l’enfant, malgré leurs constructions précaires, autant de palais somptueux. Passés au feu, ils deviennent des squelettes sombres et cassants, mais ils tiennent encore debout. Malgré le feu, le bois brûlé est, pour l’artiste, toujours porteur de vie et c’est cette résistance, cette résilience que l’artiste célèbre, comme une faculté de se renouveler sans tout recommencer. Cette brûlure imprime une marque devenue mémoire qui demeure comme un avertissement pour celui ou celle qui ne veut pas refaire l’expérience de la souffrance.
Ce chant de la mémoire, Edi Dubien le diffuse en hommage à l’enfance, mais aussi à la nature. De sa maison dans le Vendômois où il a aménagé un atelier d’artiste, il vit au cœur d’une nature qu’il côtoie et avec laquelle il cohabite. Les cycles des saisons, l’endormissement de la faune et de la flore en hiver, sa renaissance au printemps sont omniprésents dans ses sculptures et ses peintures, dans lesquelles les feuillages et les branches effleurent parfois le derme pour en marquer symboliquement les corps comme autant de tatouages, quand ce n’est pas la mousse qui recouvre ses œuvres confiées au jardin, comme pour tenir compagnie aux animaux.
L’empathie avec la nature est un élément essentiel du travail d’Edi Dubien, dont l’œuvre est traversée par des émotions qu’il tente de partager. Mais ce partage prend souvent la forme de cris d’alerte et d’indignation, les enfants et les animaux semblant implorer celles et ceux qui les contemplent de prendre conscience de l’urgence de renouer des liens entre les humains et les non-humains.
À cette fin, l’iconographie mise en avant par Edi Dubien supprime les hiérarchies, les dominations et interroge le rapport qu’entretiennent les sociétés humaines avec les animaux. Si la peinture animalière représente un genre dit « mineur » dans l’histoire de l’art et que les animaux sont souvent représentés morts, comme des trophées dépourvus de vie, Edi Dubien se situe cependant bien dans la tradition des meilleurs peintres du genre, dans la tradition de celles et ceux qui célébraient l’énergie et la vie des animaux tels que Jean-Baptiste Oudry ou Rosa Bonheur. En produisant des peintures de très grand format où l’animal s’impose physiquement au spectateur par ses dimensions monumentales, Dubien donne une autre stature à l’animal et l’impose tant physiquement que psychologiquement. Il s’interroge ainsi sur cette valeur que peut avoir la vie. Si l’on oppose parfois les émotions complexes et cognitives aux émotions « simples » que ressentiraient les animaux, qui n’ont pas cette même perception de soi, cette conscience qui caractérise l’Homo sapiens, Edi Dubien part cependant du principe que tout être vivant est doté d’émotions. Or, les émotions sont pour certains une construction que nous apprenons dès l’enfance et qui grandit en nous, un acquis culturel que nous développons, et la mémoire joue encore une fois un rôle essentiel dans la capacité à identifier et à conserver cette aptitude à ressentir et à s’émouvoir. Ainsi, Dubien impose comme une évidence cette vie intérieure des végétaux comme des animaux, une vie qu’il voit, qu’il ressent et qui lui donne de la force, comme si c’était dans la nature que réside la survie de l’humanité.
Son œuvre protéiforme mais dominée par le dessin a depuis largement contribué à revisiter la relation de l’enfant qu’il était avec cette nature qui l’a particulièrement aidé, d’abord comme un refuge, puis comme un espace de reconstruction en dehors des contraintes et des jugements. Si, par sa pratique, Edi Dubien célèbre cette relation privilégiée, il reconstitue aussi la manière dont elle a pu lui donner la force de se construire depuis l’enfance, d’affirmer son identité propre et d’interroger de façon plus générale la construction de l’identité masculine et ce qui peut la caractériser. Car son œuvre est aussi le récit d’un combat, que l’on retrouve notamment dans des installations impliquant le corps humain et des jouets d’enfants qui évoquent parfois la guerre, témoignant des attaques à l’intégrité physique et mentale et aux formes de résistances qu’il a pu développer. Certains symboles agressifs sont en effet détournés pour contrer leur potentiel menaçant, comme autant de systèmes d’autodéfense. Ceci explique notamment le maquillage sur les animaux. Ce qui peut paraître une transposition anthropique incongrue est justement l’un des arguments les plus puissants et les plus marquants de son œuvre, qui exprime par là même une remise en question fondamentale des multiples carcans culturels imposés à l’enfant dès le plus jeune âge. De la même manière que cette imposition d’un marqueur du genre semble absurde sur les animaux, elle l’est tout autant sur l’enfant qui, a contrario d’un accompagnement lui permettant de se connaître lui-même, se retrouve imbriqué dans un conditionnement dont nous n’avons pas forcément conscience mais auquel la société impose un chemin tout tracé, de la fillette à la mère de famille, du petit garçon au soldat ; tout ce qui permet à la machine sociale et politique de poursuivre l’entreprise sociétale dans laquelle chacun·e se doit d’occuper une place précise. Rares sont les espaces de liberté qui permettent alors d’échapper à cette normalisation. On devient alors rapidement déviant, queer et inutile à la société, à ses impératifs productifs, à sa logique patriarcale. Les attributs du genre sont donc ici consciemment démystifiés, contredits, réattribués, dédramatisés. Affubler des animaux d’accessoires genrés peut paraître curieux de prime abord. Mais c’est précisément pour montrer que cette démarche n’est pas plus ridicule que de plaquer des valeurs moralisantes à des animaux pour se servir d’une pseudo-nature qui deviendrait un alibi trompeur, prétexte à imposer des comportements régulés par une société déterminée à voir l’individu non conforme non comme un enrichissement, mais comme une menace. Grâce à ses représentations d’animaux qui échappent à ces définitions, à ces classifications, à ces prescriptions comportementalistes, Edi Dubien célèbre une porosité des formes, une correspondance des êtres, l’individu agile, qui s’adapte, écoute, observe, mais surtout, rêve. L’enfant, ici, n’est plus prisonnier, il n’est plus victime, car il est sur le qui-vive. Il est prêt à prendre la fuite pour sauver sa peau, quitte à se transformer, à changer, à se faire feuillage, à se faire animal, à devenir Flore ou à devenir Faune. Dans ses compositions, Edi Dubien recourt souvent à l’association surprenante, créative, disparate, curieuse parfois, stimulante souvent. C’est qu’il cherche à créer des alliances nouvelles entre les milieux, les matières, les organismes vivants ou non vivants, humains et non humains. C’est ainsi qu’il célèbre la force et la résilience de l’enfance qui fait face à la violence, physique ou psychologique : les petits soldats d’Edi Dubien scellent un pacte avec la nature, ce qui les rend invincibles.
Ces dualités, ces échanges qu’il rend possibles sont autant d’alliés potentiels qui peuvent nous permettre de sortir de l’isolement, de nous co-construire, nous-mêmes et le monde avec. Ne jamais oublier ce message qu’Edi Dubien ne cesse de nous rappeler : nous ne sommes jamais seuls dans la nature.
16 mars 2023
25 juin 2023
Affiche sérigraphiée à la Fanzinothèque (Poitiers)
Rencontre croisée lundi 22 mai (bientôt en ligne)
entre Edi Dubien et Matthieu Lelièvre, historien de l’art et commissaire d’exposition.